En créant en 1981 son Ulysse, qui sera repris en 2021 au Havre, le Grenoblois Jean-Claude Gallotta inventait la danse contemporaine française
Le chorégraphe grenoblois Jean-Claude Gallotta est un peu – toute chose comparable comparée… – à la danse contemporaine, française mais aussi internationale, ce que le Ligérien Pierre Boulez – il était né à Montbrison – et l’Isérois d’adoption Olivier Messiaen – il élut domicile à Saint-Theoffrey, près du lac de Laffrey, où il composa l’essentiel de son œuvre – furent à la musique.
Et c’est le 13 mars 1981 que le prophète chorégraphique Gallotta délivra sa première… prophétie ! Ce serait Ulysse, sur la grande scène de la mythique Maison de la Culture de Grenoble, inaugurée le 3 février 1968 par André Malraux à l’occasion des Xe Jeux Olympiques d’hiver et surnommée depuis la MaCul. Un ballet considéré comme fondateur de son épopée, au point d’avoir effectué son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 1995. Et d’être programmé à nouveau à l’automne 2021 au Havre !
L’artiste, qui a fêté son 70e anniversaire en plein confinement la semaine de Pâques 2020, se souvient : « On revenait des USA, on venait de monter le groupe Emile-Dubois en 1979. On a commencé à faire des performances, des choses dans la rue ; on s’est produit à la Fête du Travailleur alpin [l’équivalent isérois de la Fête de L’Humanité]. C’est venu aux oreilles de Georges Lavaudant et de Bernard Gilman [qui s’occupaient de la Maison de la Culture] et j’ai imaginé un spectacle progressif : Pas de quatre au Petit Théâtre, Mouvements au Théâtre mobile et donc Ulysse sur la Grande Scène. »
Et le chorégraphe de développer : « Pas de quatre était un petit ballet à quatre qui durait une cinquantaine de minutes et Mouvements était constitué de plusieurs performances que nous avions réalisées ici et là ; j’ai pensé que j’avais assez de bouteille pour tenter un ballet de 1h20, comme une symphonie de mon style… »
Le ton se fait soudain plus solennel : « Je voulais dire par le mouvement, la chorégraphie et la musique », ramasse-t-il en une phrase. Et c’est Henry Torgue qui sera chargé de composer cette dernière.
« On était huit, et je me suis dit que ce serait bien de le mettre en blanc ; vous savez, tous les chorégraphes rêvent d’un ballet blanc ! », s’amuse-t-il. Avant de reprendre, plus sérieux : « Je n’avais pas de titre. Les gens n’aimaient pas trop la danse contemporaine, à l’inverse de la mythologie qu’ils adoraient. Et Ulysse restait une figure assez libre, disponible, en ce sens qu’elle n’avait pas été très utilisée… » Cela s’est donc fait aussi simplement que cela.
Photographe attitré de la compagnie qu’il aura vu naître, Guy Delahaye en sourit encore : « La première fois que Jean-Claude [Gallotta] a envisagé Ulysse, on est tous allés aux Saintes-Maries-de la mer, et aux Baux, pour faire des photos. Jean-Claude avait toujours ce grain de folie créatrice ; il a loué un car et embarqué toute la compagnie… »
Et d’ajouter : « Vous savez, j’ai commencé avec Béjart à l’ouverture de la Maison de la Culture [de Grenoble], j’ai travaillé avec des revues de danse… Je voyais bien que c’était un chef-d’œuvre… »
Gallotta se veut plus modeste : « Je sentais bien que quelque chose frémissait… Mais pas à ce point… » Et met cette réussite sur le compte d’un concours de circonstances : « Guy Darmet [le fondateur de la Maison de la danse, puis de la Biennale de la danse de Lyon] avait entendu parler de Pas de quatre et de Mouvements ; il travaillait sur ses toutes premières affiches, et notre projet l’intéressait. Du coup, il nous a programmés le même soir qu’un Béjart, car il savait que toute la presse nationale et internationale viendrait pour Béjart. On a même eu un article en première page du Monde… », s’étonne encore le danseur.
Tout va dès lors aller très vite. « Les journalistes ont beaucoup écrit dessus, tous les festivals de l’été voulaient Ulysse. On a même fait Los Angeles en 1984 avec les Jeux Olympiques… »
Quarante plus tard, l’artiste mesure mieux les enjeux qu’il avait lui-même contribué à créer : « Certains professionnels de la danse trouvaient ce que je faisais un peu provocateur, comme confier un rôle à Robert Seyfried », un excellent danseur mais qui ne correspondait peut-être pas forcément à l’idée qu’on se faisait des canons de la beauté.
Cet Ulysse est donc devenu emblématique de ce qu’il fut convenu d’appeler « la nouvelle danse française ». Au point que « je reprenais Ulysse un peu malgré moi ; ce n’était pas ma pièce préférée, mais celle de la profession », confesse Jean-Claude Gallotta, qui précise : « Ulysse avait la double appartenance, moderne et ballet. »
Alors, quand Brigitte Lefèvre, la directrice de la danse de l’Opéra de Paris, a voulu le programmer en 1995 à l’Opéra Bastille avec quarante danseurs et trois étoiles, « j’ai démultiplié toute la chorégraphie ! Patrick Dupond deviendrait Ulysse, Marie-Claude Pietragalla incarnerait Nausicaa et Carole Arbo Pénélope. » Ce seront Les Variations d’Ulysse.
Sauf que « Brigitte Lefèvre ne voulait pas de la musique d’Henry Torgue. Son idée consistait à utiliser l’orchestre de l’opéra. Du coup, Jean-Pierre Drouet a composé une partition, qu’on ne pouvait pas jouer en live. On a dû se contenter d’une bande son, c’était doublement dommage », regrette le chorégraphe.
Et de reconnaître aujourd’hui : « C’est un vocabulaire sur lequel je reviens de plus en plus ! Finalement, c’est moi ; c’est authentique… Et j’y suis revenu » même s’il aura longtemps préféré Racheter la mort des gestes… « Je fais un peu comme Maguy Marin avec May B », s’amuse-t-il.
Entre-temps, Gallotta et les siens auront repris Ulysse en 1993, qui sera devenu Ulysse, re-création pour onze danseurs. Ce sera ensuite, avec une tout autre approche, Cher Ulysse en 2007, avec une dramaturgie de Claude-Henri Buffard, sur une musique de Strigall – un groupe censé accompagner la compagnie depuis ses débuts et composé en fait d’Antoine Strippoli et de Jean-Claude Gallotta.
Journaliste reconverti dans la culture, Claude-Henri Buffard aura longtemps côtoyé le chorégraphe avant de le rejoindre professionnellement : « J’ai écrit sur lui en 1979, puis je suis rentré à la Maison de la Culture en 1982, où je m’entendais bien avec lui. » Un livre et un film plus tard, Claude-Henri Buffard cosignera La Légende de Roméo et Juliette avec Gallotta en 1991. Jusqu’à ce qu’il soit question de reprendre Ulysse…
« Sur le moment, je ne vivais pas Ulysse comme mythique. Pour moi, c’était le spectacle qui avait fait connaître Jean-Claude… », campe le dramaturge. Reste que « quand on arrive après, qu’est-ce que ça signifie de reprendre Ulysse ? On le reprend tel quel ? On le revisite ? Là, on s’est dit : des danseurs blancs dans un univers blanc… Le temps n’était plus vraiment au blanc, mais plutôt à la désillusion… »
« Les techniciens avaient remis le décor sur la scène de la grande salle, et ils avaient affalé les voiles, comme l’on dit. Avec Jean-Claude, on est arrivé ; on s’est assis avec nos interrogations et puis on s’est regardé : mais c’est ça, notre décor ! », rigole encore l’écrivain. Avant de confirmer : « Dans toute l’histoire de la danse contemporaine, il n’y a que deux pièces comme ça : le May B de Maguy Marin et l’Ulysse de Jean-Claude ! »
Au point que Jean-François Driant, le directeur du Volcan, la scène nationale du Havre, l’a programmé à l’automne 2021 ! « Je crois que Jean-Claude Gallotta voudrait revenir à un Ulysse d’origine… », glisse Claude-Henri Buffard.
Mais le mot de la fin revient (vraiment…) à Jean-Claude Gallotta : « Moi, vous savez, la pièce que je préfère, c’est celle qui va arriver demain… »
Philippe Gonnet