Ce fut un record et, dix ans plus tard, c’est un record qui tient toujours ! L’exposition Chagall et l’avant-garde russe, que le Musée de Grenoble accueillit du 5 mars au 29 mai 2011, reçut plus de… 143 000 visiteurs (143 330).
Un cap avait donc été franchi par cette institution, dont on ne rappellera jamais assez qu’elle fut la première au monde – avec son homologue d’Essen, en Allemagne, ville d’ailleurs jumelée avec… Grenoble – à proposer de l’art contemporain sur ses cimaises et qu’elle reste le premier musée d’art moderne de France – hors Paris et le Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, bien évidemment.
« Non, on ne s’attendait pas à un tel succès… », s’étonne encore Guy Tosatto, son directeur depuis 2002. Qui contextualise : « Depuis que je suis arrivé, nous n’avions connu qu’un seul grand succès public avec L’impressionnisme, de France et d’Amérique qui avait franchi le seuil des 100 000 visiteurs » du 20 octobre 2007 au 20 janvier 2008 ; « Je ne pensais pas qu’on dépasserait les 143 000, surtout en à peine trois mois ! Car il convient toujours d’établir le rapport du chiffre sur la durée… »
Sur le fond, « ce fut une collaboration formidable avec le Musée national d’art moderne et ma collègue Angela Lampe », campe Guy Tosatto. Et ce « travail très productif » s’appuya sur le fait que « cette figure très connue [Chagall] était abordée sous un angle qui n’avait pas encore été proposé », celui du dialogue avec l’avant-garde russe. Ou plus exactement avec les avant-gardes russes, tant de Kandinsky à Malevitch, de Tatline à Puni ou d’El Lissitzky à Zadkine – pour ne prendre que ces trois exemples… –, cette exposition se présentait come une incroyable série de poupées… russes !
Le Musée de Grenoble, dont les budgets se réduisent malheureusement d’année en année, a alors multiplié ce type de partenariats, comme pour l’exposition consacrée au sculpteur Alberto Giacometti – avec la fondation Giacometti – du 9 mars au 9 juin 2013, Servir les dieux d’Égypte, Divines adoratrices, chanteuses et prêtres d’Amon à Thèbes – avec le musée du Louvre – du 25 octobre 2018 au 27 janvier 2019, ou bien encore Picasso, Au cœur des ténèbres 1939 1945 – avec le musée Picasso – du 5 octobre 2019 au 5 janvier 2020.
« Ces partenariats nous permettent de travailler à de grandes expositions avec des moyens budgétaires limités », avoue aussi sobrement que… diplomatiquement Guy Tosatto. Qui aura su faire d’une pierre, deux voire trois coups comme avec Servir les dieux d’Egypte puisque l’on célébrera en grande pompe en 2022 le bicentenaire de la découverte des hiéroglyphes par Champollion, dont la maison familiale se trouve à Vif, à une quinzaine de kilomètres au sud de Grenoble, où le département de l’Isère ouvrira pour la circonstance un… musée Champollion. Un événement d’autant plus immanquable à Grenoble que le lycée Champollion est à la capitale (autoproclamée…) des Alpes (françaises…) ce que le lycée du Parc est à Lyon ou le lycée Henri IV à Paris…
« Pour le musée, ce fut un surcroît de notoriété toujours appréciable », se félicite Guy Tosatto, qui se réjouit de « ces articles de la presse française et étrangère » comme d’un nouveau moyen pour arriver à ses fins muséales.
« Cela nous a permis de bénéficier d’une vraie dynamique de rayonnement » dans la mesure où « une programmation, ce n’est pas une succession de coups médiatiques. » Et le directeur d’en profiter pour bien mettre les points sur les i : « J’ai toujours conçu mes programmations comme une balance de moments fédérateurs avec le public et d’expositions moins repérables, moins attendues ; c’est cette alternance qui fait qu’on peut emporter tous nos publics dans une dynamique ! »
Et le directeur d’argumenter : « Cela entraîne des abonnements, qui nous aident à élargir notre public. Et cela permet à des artistes comme Sigmar Polke (9 novembre 2013 – 2 février 2014), Gerhard Richter (7 mars – 1er juin 2009), Wolfgang Laib (5 juillet – 28 septembre 2008) et Giuseppe Penone (22 novembre 2014 – 22 février 2015) de rencontrer un public plus large, même s’il y a eu un engouement pour Penone… »
Matériellement, « on est en régie directe municipale », ce qui revient à dire qu’« on peut demander qu’une partie des recettes nous soit reversée. » En l’espèce, « ça a couvert les frais de l’expo Chagall et l’avant-garde russe… » Bien évidemment, « dans le secteur public, ce n’est pas l’objectif » qui demeure avant tout artistique, culturel et social.
Sur le fond, « cette mode des grandes expositions, qui date des année 80, a amené du public, mais a également eu des effets pervers, en ce sens qu’il ne faut pas faire plus que cela… » Avec (parfois…) des dégâts collatéraux : « Personnellement, je n’ai jamais eu aucune pression ; j’ai toujours pu penser librement mon programme d’expositions dans le cadre du budget qui m’était alloué. C’est moins vrai dans les villes de moindre importance… »
Reste qu’« il y a une économie qui se dessine. La Fondation Vuitton dispose de moyens illimités ! Pour les autres, cela entraîne des exercices acrobatiques. Ce n’est pas toujours négatif, mais c’est plus compliqué. Surtout à Paris, où il y a désormais une véritable concurrence ! En région, cela relève plus de l’émulation… » Et même si « les Rhônalpins vont en pèlerinage à la Fondation Gianadda, à Martigny, qui joue sur les grands noms » et les (immenses…) collections privées suisses, « cela ne concurrence pas le Musée de Grenoble. »
Le phénomène se révèle d’autant plus global qu’il aura été bien conçu : « Cette dernière décennie aura vraiment connu une augmentation de la fréquentation générale, y compris pour les expositions intermédiaires » plus pointues ou d’art contemporain, « une fréquentation qu’on n’avait pas la décennie précédente », apprécie Guy Tosatto. Qui, s’il déplore avoir dû « réduire l’accueil des scolaires » pour des raisons de diminution de postes, a constaté « une augmentation de 20 à 25% depuis 2010. Les visites individuelles ont donc énormément progressé. »
Ce qui tombe d’autant mieux que « je suis assez inquiet pour la suite ; le budget 2021 risque de se réduire comme peau de chagrin », s’inquiète ce professionnel de la culture.
Directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, un établissement public d’envergure (inter…) nationale basé à quelques dizaines de mètres dudit musée, Jean-Pierre Saez [PB4] conserve un souvenir ému de cette exposition : « C’est une œuvre poétique qui touche à divers registres ; elle est figurative, allégorique, abstraite, mais pas forcément complexe. Il s’en dégage une profonde humanité… » Et puis, « de Kandinsky à Malevitch, on a l’impression que tout a été inventé à ce moment-là, où l’histoire de la peinture a accompli un pas de géant. »
Ce faisant, « le public a pris l’habitude de ces rendez-vous ! Il y va avec gourmandise ; le Musée de Grenoble a su créer une envie et un désir… » Mieux, « avec le temps, il y a une formation du public. Tout le défi consiste à le fidéliser… »
Ce qui ne semble guère l’inquiéter : « On ne peut que se réjouir de voir 1500 étudiants faire chaque année la queue pour la Nocturne des étudiants où ils deviennent prescripteurs de leurs coups de cœur ! Cela génère un public qui se renouvelle, d’autant que l’absence d’une scène d’art contemporain favorise le musée », pointe Jean-Pierre Saez.
Enfin, Guy Tosatto et ses équipes auront eu l’extraordinaire intuition de programmer l’exposition Grenoble et ses artistes au XIXe siècle la veille du… premier tour des élections municipales 2020 ! Le musée ayant été fermé « jusqu’à nouvel ordre » pour les raisons sanitaires que l’on sait, cette proposition aura du coup été visible jusqu’au 25 octobre 2020, renouant avec la grande tradition des expositions d’été supprimées pour d’obscures raisons budgétaires.
Dotée d’un véritable propos dépassant (très…) largement les traditionnelles considérations artistiques, elle constituait un heureux autant que pertinent embryon de réponse à la question des politiques culturelles de l’après-pandémie en offrant un complément de choix, de fond et de fonds aux propositions « fédératrices » et contemporaines.
Le premier musée d’art moderne de France – hors Paris et le Centre Pompidou – a encore de beaux jours devant lui, pour peu qu’on ne continue pas à lui couper budgétairement les ailes…
Philippe Gonnet