Comment Grenoble décrocha les JO d’hiver de 1968…

Histoire

Cela se passait il y a (bien…) plus de cinquante ans ! Et pourtant, Jack Lesage, 95 ans aux cerises, se le rappelle comme si c’était hier…

Dans son bureau du Trièves, qui contemple, en l’embrassant, toute la magnifique autant qu’imposante façade orientale du Vercors, le bon Jack se remémore : « J’étais reporter photographe, je venais de monter Cinépress pour réaliser des films, et j’avais signé « Vercors, Images d’une résurrection ». Un jour, le téléphone sonne et une dame me dit :

  • « Monsieur la maire voudrait vous voir !
  • Quel maire ?
  • Mais M. Michallon ! »

Il faut dire que le maire de Grenoble (1959 – 1965) impose le respect, y compris à ses adversaires politiques.

Car, aux heures les plus sombres de l’histoire de France, ce chirurgien organisera l’antenne chirurgicale du maquis du Grésivaudan, opérant en altitude résistants et aviateurs alliés.

Entre Drac et Isère, personne ne plaisante avec ces choses-là ; la Ville est Compagnon de la Libération – l’une des cinq ! – et depuis l’Assemblée de Vizille en 1788, qui engendrera la Révolution française, l’esprit frondeur y est vénéré comme une vertu cardinale, voire théologale…

« Ah ! C’est vous Lesage… », lui lance Albert Michallon. Et de poursuivre, devant notre témoin quelque peu abasourdi : « Cette andouille de Raoul m’a dit que vous pourriez nous faire un film… Je suis d’ailleurs content que Grenoble dispose d’une société de production ! »

Raoul n’est autre que Raoul Arduin, président du comité régional de ski. Or il se trouve que les deux hommes viennent de banqueter dans « le » grand hôtel de L’Alpe d’Huez après l’inauguration d’une remontée mécanique.

Le préfet Raoult, Paul Blanc, rédacteur en chef du Dauphiné Libéré, Roger Genin, l’adjoint aux sports d’Albert Michallon, et Jacques Proumen, secrétaire général de la Ville de Grenoble, complètent cette fine brochette.

C’est à cette occasion que Michallon maugrée, entre la poire et le fromage : « Grenoble est vraiment une petite ville de province… » Ce à quoi Raoult répond tout de go : « Vous avez raison, Monsieur le maire, il faudrait trouver une idée pour que Grenoble soit mieux connue du monde entier… »

Et c’est là que notre brave Arduin lance tout à trac : « Pourquoi ne pas demander les Jeux Olympiques à Grenoble ? »

Jack Lesage se reprend, et commente – avec beaucoup de bienveillance… : « Le problème d’Arduin – que j’avais surnommé « Le Catalan » –, c’est qu’il avait toujours des tas d’idées, tirait sans cesse des plans sur la comète, mais ne mesurait pas forcément tout à fait la portée de ce qu’il venait de lancer… », rigole (un peu jaune…) l’homme aux 400 films.

Et les autres d’enchaîner : « Ah ben oui ! Comment ça marche ? Comment fait-on ? »

Et c’est ainsi que Jack Lesage se retrouve face à Albert Michallon. « Il ressemblait à un danseur argentin calamistré », se souvient Jack Lesage . Qui s’enquiert timidement : « Qui paye ? »

Michallon lui renvoie aussi sec un « T’occupes pas de ça ! » qui cloue (momentanément…) le bec à notre cinéaste. Ce dernier note néanmoins, un rien amusé : « Il avait des chaussures bicolores, qui perfectionnaient son côté argentin… »

« J’ai donc proposé un film muet, mais sonore, et j’ai suggéré la Symphonie sur un chant montagnard français de Vincent d’Indy, qui était de surcroît un régional », campe Jack Lesage. « C’était le seul film ! Tous les autres (Calgary, Canada ; Lahti, Finlande ; Lake Placid, Etats-Unis ; Oslo, Norvège ; Sapporo, Japon) avaient projeté des diapositives… »

Pour autant, Jack Lesage cultive le triomphe modeste : « L’idée de génie, c’est André Vincent qui l’a eue. Il avait créé la doudoune chez Moncler, avant de s’associer à Louis Carrel pour monter un immense magasin de sports, rue Thiers. Et comme le Club alpin français (CAF), Les Grimpeurs des Alpes, Les Touristes dauphinois et Merger (de Merlin-Gerin, aujourd’hui Schneider Electric, NDLR) se tiraient un peu la bourre en matière de montagne, il avait monté le Ski Club de Grenoble pour apprendre aux jeunes à faire du ski. Chaque jeudi, il louait des cars, qui partaient du quai de France avec des garçons et des filles de huit à douze ans pour le Col de Porte, le Sappey-en-Chartreuse et Chamrousse, le nec plus ultra de l’époque. Et il leur fournissait les skis gracieusement… »

« Tu devrais faire des images de ces gamins, ils sont fous de joie ! me lança-t-il un jour. On a dû retenir quarante-cinq secondes de ces douze ou treize plans », pondère Jack Lesage, qui lui sait gré d’avoir emporté le morceau – comme l’on dit trivialement…

Reste que Lesage n’a « pas que ça à faire »… Chargé de filmer les Jeux de 1964 à Innsbruck, il fait part de ses indisponibilités au premier magistrat. Qui, là encore, n’y va pas par quatre chemins : « Les Jeux de 68 seront attribués dans la foulée, et tu seras sur place ? ça tombe bien ! C’est toi qui projetteras le film… », frissonne encore Jack Lesage.

Bon… « Entre deux compétitions, je repère la mairie, tout en style François-Joseph avec des dorures partout, je loue un projecteur Siemens, pour faire couleur locale, et je fais installer un grand écran de quatre mètres de base pour que tout le monde voie bien. Je fais quelques essais, et je retourne à mes épreuves… », pose Jack.

Arrive le grand jour, avec Avery Brundage, le mythique président du CIO, en maître des cérémonies.

« Il avait alors été convenu avec Michallon qu’il commencerait à parler en français, mais que dès qu’il prononcerait les mots « Dès lors… », j’enverrais le film. Les premières notes de d’Indy sonnent très bien, et là, paf ! l’ampoule du projecteur qui pète… Comme on n’est jamais assez prévoyant, j’avais un gant pour la main droite ; me souvenant de mes deux années d’allemand – et un peu de l’Occupation… –, j’ai lancé « Einen Moment, bitte ! » et j’ai changé cette p… d’ampoule en moins de quinze secondes. Personne n’a bronché, et, à la fin, tout le monde a applaudi ! C’était la première fois… »

Plus de cinquante ans après, Jack Lesage en a encore les larmes aux yeux… Il entend toujours Avery Brundage lancer à Albert Michallon : « Mister Mayor, bravo pour les garçons et les girls ! »

Ce qui n’empêchera nullement Michallon de tancer Lesage: « Toi, mon salop, tu m’as fait la plus grande peur de ma vie ! » Et Jack de commenter : « C’est dire l’importance qu’il accordait à ces Jeux… » Un ange passe : « D’autant qu’il avait dû en voir d’autres, Michallon, pendant la guerre… »

Reste qu’une chose est de décrocher les Jeux, une autre consiste à les réaliser…

« Franchement, si Grenoble y est arrivée, elle le doit à Me Chanet, un avocat polyglotte qui était l’adjoint de Michallon, au préfet Doublet, au ministre Maurice Herzog – qui s’est un peu fait tirer l’oreille au début, parce qu’il n’y avait pour lui de montagne et de ski qu’à Chamonix, mais qui s’est bien rattrapé par la suite… – et à Pierre Bruneaux, le responsable de l’Office de tourisme », résume Jack Lesage.

Et pour lui ? « Claude Lelouch a tourné « Treize jours en France » ; moi, j’avais un contrat avec les Américains d’ABC à qui je fournissais les images couleur pour la télévision, et ce furent treize jours où je n’ai pu dormir que deux heures par nuit… »

Sic transit gloria mundi… Philippe GONNET

Couverture Almanach du père Benoit
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