En réalité, en dehors de ce que racontent les chroniques de l’époque ou surtout d’après, on manque de renseignements précis, certains historiens estimant même ne pas disposer de la certitude que Lyon ait effectivement été submergée par les armées musulmanes
En outre, on a attribué aux Sarrasins beaucoup plus qu’ils n’ont réellement fait, voire, comme dans le cas précité de Charles Martel, des destructions dont ils n’étaient pas responsables : la rumeur publique et la mémoire collective ont souvent tendance à tout mettre sur le compte d’un adversaire devenu l’archétype du Mal. Cela n’a pas empêché l’historiographie romantique de brosser, comme Jules Michelet (1798-1874), des tableaux apocalyptiques : « La célérité prodigieuse de ces brigands, qui voltigeaient partout, semblait les multiplier ; ils commençaient à passer en plus grand nombre : on craignait que, selon leur usage, après avoir fait un désert d’une partie des contrées du Midi, ils ne finissent par s’y établir ».
Comme cela se produira plus tard lors des Croisades, les situations doivent être nuancées. Les Sarrasins ne sont en effet pas systématiquement perçus comme des ennemis. La meilleure preuve en est le comportement du duc d’Aquitaine de ce moment-là, le fameux Eudes déjà cité, dont les possessions viennent jusque dans le Vivarais. Il s’allie ainsi à l’émir Munuza Utaman Abu Nâsar (675-732), un Berbère, auquel il donne sa propre fille, Lampegia, en mariage ; il est vrai que l’alliance ne comportera pas de suite, puisque, pour ne pas se soumettre au représentant du calife de Damas, le seigneur musulman se suicidera tandis que son épouse terminera sa vie au harem du calife Hicham (691-743), dans la capitale omeyyade. On connaît d’autres accords, tel celui entre Charlemagne (742-814) et Hâroun ar-Rachîd (766-809), bien que les liens avec le calife de Bagdad n’aboutissent pas à grand- chose de concret malgré des échanges de cadeaux. Mais la multiplicité des petites principautés chrétiennes et musulmanes favorise des ententes locales ; sont même prévus le statut des églises en terre d’islam et celui des mosquées en pays chrétien. Il ne faut pas oublier que les musulmans ne sont pas encore devenus les persécuteurs interdisant l’accès aux Lieux saints de Palestine. On peut aussi se rappeler que Rodrigo Díaz de Vivar (1043-1099), le Cid – de l’arabe sidi – mis en scène par Pierre Corneille (1606-1684), était en fait un seigneur castillan ayant servi des souverains tant musulmans que chrétiens.
La perception des Sarrasins va commencer à changer à la fin du IXe et au Xe siècles. Solidement installés sur l’actuelle Côte d’Azur, notamment vers Saint-Tropez, ils remontent, en 940, la vallée du Rhône jusqu’à la très célèbre abbaye de Saint- Maurice d’Agaune, dans le Valais, qu’ils dévastent. Ils appa- raissent désormais comme les ennemis de Dieu et, assimilés aux païens, ils sont parés de tous les vices. En outre, ceux qui arrivent dans la région n’appartiennent plus à des armées régulières : ce sont des rezzous échappant à toute autorité et intéressés avant tout par le pillage. Ils ne semblent pas retourner jusqu’à Lyon, mais leur présence se manifeste constamment en Provence et dans les Alpes. La route italienne du Mont-Cenis n’est alors plus guère pratiquée : ils se livrent au trafic des esclaves et font des prisonniers, tel, en 972, le quatrième abbé de Cluny, saint Mayeul (910-994).