Il y a 1 300 ans, en 725 : Les Sarrasins dans la région lyonnaise

Aujourd’hui, en dehors de la pseudo-céréale aussi dénommée blé noir, le mot Sarrasin apparaît un peu vieillot. Pourtant, il a longtemps fait partie de l’univers mental de nos ancêtres, avec plus ou moins le sens d’Arabes d’Afrique du Nord. Les habitants de la région lyonnaise – et, au-delà, de la vallée du Rhône – les connaissaient bien, particulièrement aux VIIIe et Xe siècles, lorsqu’ils les virent traverser, voire s’installer, à côté d’eux. Dans la mémoire collective, ils ont été placés plus ou moins au même rang que les Vikings et les Hongrois, également auteurs de raids et de destructions touchant aussi la Bourgogne et l’Auvergne.

Les Arabes et les autres

Il apparaît en fait assez difficile de dire qui sont véritablement ces Sarrasins. Avec une orthographe fluctuante, y compris pour la plante à laquelle on a donné leur nom sans doute à cause de sa couleur brune, ils désignent les populations berbères et arabes converties à l’islam, ainsi d’ailleurs que d’autres groupes, tels ceux de la Chanson de Roland, en fait des Basques. L’étymologie, par grec et latin [Saraceni] interposés, les rattache à des nomades venus de Syrie et d’Irak, voire d’Iran. Ils sont théoriquement plus ou moins distingués des Maures, censés habiter le Maghreb et qui laisseront peut-être leur nom au massif sud-alpin des Maures, voire à la vallée savoyarde de la Maurienne, interprétations pourtant aujourd’hui peu retenues. On ne doit pas oublier que le terme aura été utilisé dans la littérature historique ancienne pour le monde des califats omeyyade et abbasside. D’une manière plus générale, les Occidentaux l’auront appliquée à tous les Arabo-musulmans – comme, de l’autre côté, le vocable Francs [Faranj en arabe et Farangi en persan] aura longtemps désigné tous les chrétiens de l’Europe occidentale.

Les Lyonnais ont rencontré les Sarrasins dès la grande expansion de l’islam au VIIIe siècle. Paradoxalement, le fait qu’on ait ultérieurement mis sur leur compte une bonne partie des ravages en réalité commis par Charles Martel (688-741) a contribué à donner d’eux une image négative. La poussée arabe est pourtant incontestable, lancée par Mohammed (570-632) lui-même : le monde méditerranéen voit déferler les musulmans peu de temps après son décès. Le VIIIe siècle subit donc leur expansion, allant bien au-delà de la région lyonnaise, mais géographiquement arrê- tée en 732 à Poitiers par Charles Martel et d’autres grands capitaines comme Eudes d’Aquitaine (681-735).

Les Sarrasins ont remonté la vallée du Rhône dès 724-725, avec l’occupation d’Autun, mais ils ont échoué devant Sens. Ils se sont notamment emparés de l’Albigeois, du Rouergue, du Gévaudan et du Velay, remontant même un peu la Loire. Le Puy, Brioude et Clermont sont occupés, tout comme Lyon, Mâcon et Autun. Outre ceux de cette ville et de Luxeuil, ils ont pillé les monastères lyonnais de l’Île-Barbe et de Saint- Pierre. Dans la capitale des Gaules, ils s’en seront pris aux recluseries de la Platière et de Saint-Clair et aux églises Saint-Georges et Saint-Paul. Certains ont voulu voir dans la toponymie locale des traces de leur passage, par exemple avec l’Azergues [l’oued Azerga, qui signifierait la rivière bleue] ou des lieux comme Thizy et Theizé, repris du kabyle signifiant col ; beaucoup ont également cru qu’Ain constituait un décalque de l’arabe aïn, signifiant source.

Jusque dans le Valais

En réalité, en dehors de ce que racontent les chroniques de l’époque ou surtout d’après, on manque de renseignements précis, certains historiens estimant même ne pas disposer de la certitude que Lyon ait effectivement été submergée par les armées musulmanes

En outre, on a attribué aux Sarrasins beaucoup plus qu’ils n’ont réellement fait, voire, comme dans le cas précité de Charles Martel, des destructions dont ils n’étaient pas responsables : la rumeur publique et la mémoire collective ont souvent tendance à tout mettre sur le compte d’un adversaire devenu l’archétype du Mal. Cela n’a pas empêché l’historiographie romantique de brosser, comme Jules Michelet (1798-1874), des tableaux apocalyptiques : « La célérité prodigieuse de ces brigands, qui voltigeaient partout, semblait les multiplier ; ils commençaient à passer en plus grand nombre : on craignait que, selon leur usage, après avoir fait un désert d’une partie des contrées du Midi, ils ne finissent par s’y établir ».

Comme cela se produira plus tard lors des Croisades, les situations doivent être nuancées. Les Sarrasins ne sont en effet pas systématiquement perçus comme des ennemis. La meilleure preuve en est le comportement du duc d’Aquitaine de ce moment-là, le fameux Eudes déjà cité, dont les possessions viennent jusque dans le Vivarais. Il s’allie ainsi à l’émir Munuza Utaman Abu Nâsar (675-732), un Berbère, auquel il donne sa propre fille, Lampegia, en mariage ; il est vrai que l’alliance ne comportera pas de suite, puisque, pour ne pas se soumettre au représentant du calife de Damas, le seigneur musulman se suicidera tandis que son épouse terminera sa vie au harem du calife Hicham (691-743), dans la capitale omeyyade. On connaît d’autres accords, tel celui entre Charlemagne (742-814) et Hâroun ar-Rachîd (766-809), bien que les liens avec le calife de Bagdad n’aboutissent pas à grand- chose de concret malgré des échanges de cadeaux. Mais la multiplicité des petites principautés chrétiennes et musulmanes favorise des ententes locales ; sont même prévus le statut des églises en terre d’islam et celui des mosquées en pays chrétien. Il ne faut pas oublier que les musulmans ne sont pas encore devenus les persécuteurs interdisant l’accès aux Lieux saints de Palestine. On peut aussi se rappeler que Rodrigo Díaz de Vivar (1043-1099), le Cid – de l’arabe sidi – mis en scène par Pierre Corneille (1606-1684), était en fait un seigneur castillan ayant servi des souverains tant musulmans que chrétiens.

La perception des Sarrasins va commencer à changer à la fin du IXe et au Xe siècles. Solidement installés sur l’actuelle Côte d’Azur, notamment vers Saint-Tropez, ils remontent, en 940, la vallée du Rhône jusqu’à la très célèbre abbaye de Saint- Maurice d’Agaune, dans le Valais, qu’ils dévastent. Ils appa- raissent désormais comme les ennemis de Dieu et, assimilés aux païens, ils sont parés de tous les vices. En outre, ceux qui arrivent dans la région n’appartiennent plus à des armées régulières : ce sont des rezzous échappant à toute autorité et intéressés avant tout par le pillage. Ils ne semblent pas retourner jusqu’à Lyon, mais leur présence se manifeste constamment en Provence et dans les Alpes. La route italienne du Mont-Cenis n’est alors plus guère pratiquée : ils se livrent au trafic des esclaves et font des prisonniers, tel, en 972, le quatrième abbé de Cluny, saint Mayeul (910-994).

Couverture Almanach du père Benoit
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